Interview · Viva La Musica
Février 2025

Les confessions de Johann Bourquenez, musicien et chargé de communication AMR
Genevois d'adoption, Johann Bourquenez a joué pendant dix ans avec le trio Plaistow. Il est aujourd'hui le chargé de communication ad interim de l'AMR — en binôme avec Martin Wisard. L'occasion d'en découvrir davantage sur le musicien qui travaille dans l'ombre, qui se trouve derrière les newsletters et les publications du Sud des Alpes sur les réseaux depuis la rentrée 2024.
D'où viens-tu ?
Je suis né en 1976 à Besançon, au nord du Jura à environ 150 km de Genève. Je ne venais pas en Suisse quand j'étais à Besançon. Malgré la relative proximité, c'était un autre monde, un coin gris de la carte. Je suis parti pour Toulouse en 1997, pour faire une école de jazz, Music Halle. Ensuite j'ai joué avec plusieurs groupes, en tentant le lien entre musiques électroniques, drum'n'bass, techno, hip-hop, et jazz.
Après un voyage de six mois en Chine, qu'il serait trop long de décrire, je suis revenu en France, à Paris. Je suis passé par Genève, et Berne fin 2006 à l'occasion de concerts d'improvisation (Tlön 5, duo piano sax). J'ai joué et ai été hébergé au Clos Voltaire, alors mi-squat mi-étudiants de la Cigüe, ça m'a plu, la maison, la ville, les gens, la fête, l'accent, l'odeur du lac, la fondue. J'ai fait des aller-retour avec Paris avant de sous-louer une chambre ici, début 2007.
Ensuite, j'ai fait des sessions avec Cyril Bondi à la batterie, pour ce qui allait devenir le trio Plaistow, et il m'a amené à l'AMR. Je suis revenu pour pratiquer le piano. À un moment, je me suis rendu compte que je vivais pour presque rien dans cette ville si chère, et que je pouvais décider de pratiquer le piano tous les jours pendant des heures. Et que si je ne le faisais pas, c'était un choix personnel, mais pas un manque de moyens. Je faisais beaucoup la fête, la grande fête décadente, mais j'ai ralenti la cadence et j'ai choisi le piano.
La musique, qui t'a donné envie d'en faire ?
J'ai voulu faire du violon, à 5 ans, après avoir entendu un quartet classique à l'école. Je me rappelle m'être dit quelque chose du genre « ah, donc ça s'appelle "musique" ! ». J'ai fait cinq ans de conservatoire, puis arrêté. Il y avait un piano à la maison et j'ai toujours pianoté. D'une certaine manière, je me suis toujours senti musicien, mais j'ai beaucoup galéré à inscrire ça dans une réalité personnelle et sociale.
Où sont passés tes rêves d'enfant ?
Ben, j'ai fait des centaines de concerts, j'ai été applaudi, j'ai enregistré des disques, j'ai regardé les paysages de l'Europe et de l'Asie par la fenêtre de taxis qui m'emmenaient à l'hôtel ou à l'aéroport, et je continue à aimer me promener à pied ou à vélo et à me raconter des histoires qui partent d'un rien. Je crois que l'enfant est toujours là.
Quel·les musicien·nes ont pour toi valeur de maîtres ?
Il y en a beaucoup, dans plein de styles… Citons pour le piano Craig Taborn et Marc Copland. Il y a des artistes que j'ai écoutés de manière encyclopédique : Squarepusher, Meshuggah, Jacques Brel, John Coltrane...
Sur ta table de chevet il y a quoi ?
Deux livres : *Quand la nature s'effondre*, de Alexandre Génin, un petit livre qui explique l'état des connaissances en écologie sur les changements d'états des écosystèmes, en gros pourquoi il y a des changements abrupts provoqués par des variations linéaires. Et *L'autre fille* d'Annie Ernaux, un petit roman, prix Nobel de littérature de 2022, prêté par ma copine, mais je ne l'ai pas encore commencé, c'est mal.
Le retour de la cassette, mais pourquoi ?
Alors, version longue : Je suis parti de Genève en 2017. Les questions d'environnement, de CO2 et d'écologie me torturaient beaucoup, et j'ai cherché comment être plus raccord entre l'état du monde et ma petite vie. J'ai passé deux ans à Marseille où j'ai notamment milité pour le climat, organisé des conférences sur l'effondrement, et appris comment faire un jardin potager — ce qui n'était pas une mince affaire, car en bon urbain, je ne savais à peu près rien. Je suis devenu végétarien. Et j'ai aussi commencé à apprendre la guitare, après un an et demi sans avoir joué une note de musique. Puis cinq ans dans la Drôme, à Loriol, où j'ai continué à cultiver et à jouer de la guitare. J'ai même fait des petits concerts en duo de guitare chant dans la région.
Puis je me suis remis au piano. La ville, ses lumières et ses concerts ont commencé à me manquer. J'ai hésité entre Paris et Berlin, je suis allé voir. Ah ! Des gens ! Des avenues ! Des concerts expérimentaux où l'on se parle en anglais, des similitudes entre Loriol et un certain bled du Canada… Et lors d'un retour en train, je suis passé par Genève. Littéralement tous les quarts d'heure, je croisais quelqu'un que je connaissais. Je me suis retrouvé à faire quelques gammes sur le piano de la cave, puis de la salle de concert. Je me suis à nouveau senti bien dans cette ville. Je voudrais le dire clairement : j'aime Genève. Je sais qu'il y a des pièges, des faux-semblants, des impossibilités, je sais qu'on peut s'y sentir coincé et y sombrer comme on sombre dans un trou noir, mais j'aime cette ville. Je me suis dit que ce que je voulais c'était pouvoir pratiquer et enregistrer au piano dans de bonnes conditions, et qu'à Genève j'avais déjà tout un réseau qui me permettait de faire ça, je l'avais juste un peu oublié.
J'ai fait des aller-retour avec Loriol, j'ai commencé à donner des cours, et puis j'ai enregistré moi-même un album solo au piano, un dimanche dans la salle de concert de l'AMR.
Là il faut parler de Renaud Millet-Lacombe, brillant ingénieur du son avec qui j'ai travaillé pendant des années sur les disques de Plaistow. Il m'a hébergé pendant toute cette période. Je l'ai écouté mixer ses trucs, notamment le duo en re-recording de Marc Copland et les enregistrements réalisés au Maroc avec Konaté, Errachidi & El Belkani. Il m'a prêté des micros incroyables, expliqué comment les placer, bref ç'aurait été moins simple sans lui. Et puis je me suis demandé quel support choisir et, comme vingt ans auparavant, faire un CD était peu enthousiasmant, déjà fait, déjà déprimant. Il y a vingt ans j'avais choisi de sortir la musique de Tlön 5 — puis de Plaistow — sur internet et gratuitement. Il n'y avait pas encore Spotify ni même BandCamp. Ça a fonctionné à ce moment-là, c'était nouveau et excitant. Mais aujourd'hui c'est encore différent. Alors, on s'est dit, mmh… une cassette ? Après tout, il y a des artistes et des labels qui ne font pas ou presque pas de CD, juste internet et des cassettes. Et puis c'est plus résilient, même après trente ans à prendre le chaud et le sable dans une bagnole, il reste quelque chose à écouter, alors qu'un CD est cramé depuis longtemps. Et puis… je n'avais jamais sorti de cassette. Voilà !
J'ai donc sorti mon album solo sur mon propre site avec Faircamp, un petit logiciel admirable qui permet de générer un site d'écoute et de téléchargement, et j'ai fait un tirage de 100 cassettes. J'en ai vendu la moitié, ce qui est pas mal pour un artiste sans label et sans concert ! Si ça intéresse quelqu'un, le lien est là : johannbourquenez.com/faircamp/johann-bourquenez-loriol
Le meilleur concert de ta vie ?
Un grand moment de musique et de piano : écouter Craig Taborn bricoler au piano avant son soundcheck pour son concert solo pour le festival de l'AMR en 2015. Je suis rentré l'après-midi dans la salle vide, il était au piano, je me suis excusé, il a dit « no problem » et il a continué à jouer, c'était pas de la rigolade.
La question que tu aurais aimé que l'on te pose ? Et ta réponse ?
— Qu'est-ce que ça a changé de faire une pause dans ta pratique du piano et d'apprendre la guitare ?
— Ça m'a permis de me mettre à un instrument comme un débutant. Je me suis mis à la guitare avec enthousiasme, quand il a fallu bosser les barrés j'ai galéré, mais j'ai appris, quand il a fallu bosser les pentatoniques majeures et mineures, j'ai appris quelques positions, et puis hop ! C'est devenu possible de se faire plaisir sur une grille blues. En retournant au piano, je me suis rendu compte que, malgré un meilleur niveau technique général, j'étais moins souple et moins tranquille. Par exemple, je n'avais pas bossé les pentatoniques de manière systématique. J'avais des routines, des choses que je sais jouer et je sais que ça va marcher, et pour le reste j'ai eu l'impression que je « faisais semblant », et que cela générait une certaine angoisse (être découvert !).
J'ai en quelque sorte accepté de me remettre au piano comme un débutant, accepté qu'il y avait beaucoup de choses que je ne savais pas très bien, ou pas du tout, et qu'il était possible de les apprendre en pratiquant. Et que tout ça n'était pas un problème honteux.
Depuis, j'ai eu plusieurs conversations intéressantes sur ce sujet avec des collègues. Beaucoup, voire toutes les musicien·nes passent par un moment où les concerts s'enchaînent et il faut y aller, on a moins le temps de pratiquer. On prend alors comme des raccourcis, on cristallise certaines techniques, on se spécialise. Et puis il y a une certaine pression sociale, on ne veut pas être pris en flagrant délit de médiocrité, alors s'installent des stratégies d'évitement. On « embrouille » et on reste dans sa « zone de confort ». Pour sortir de là, il faut faire une pause, avoir le temps et la sécurité de se demander ce qu'on veut et ce qu'on sait faire, s'accepter comme on est et trouver le courage de se mettre à travailler des choses nouvelles, même si on se sent un peu nul au début. Ça a marché sur moi — je me sens moins nul ! — et ça a marché sur d'autres. Je sens que j'ai un rapport beaucoup plus tranquille avec le piano et avec la musique en général. De plus, je prends plaisir à enseigner, ce qui n'était pas le cas avant.
Et demain ?
J'ai fait quelques sessions improvisées avec plusieurs musiciens, notamment Raimundo Santander et Massimo Pinca, et j'ai demandé à faire une résidence de quatre concerts à la cave de l'AMR pour ce trio, ça serait super et on pourrait lancer un joli projet musical. Je continue à travailler au piano pour être opérationnel en solo, et j'ai des idées de musique pour différentes formations, mais là c'est trop tôt pour en dire quoi que ce soit !